Mes frères étaient beaux. Je l'avais toujours pensé. Ils avaient cette couleur de peau que j'enviais. Elle était aussi plus foncée que le chocolat que j'avais l'habitude de manger, plus foncée que celle de mes sœurs, et bien plus foncée que la mienne. Ils avaient cette couleur de peau qui faisait qu'on ne pouvait pas douter de leur origines : ils étaient noirs. Et ils avaient ces beaux yeux profonds, les mêmes que mes sœurs, tout ronds. Moi, j'avais les mêmes iris, mais mes yeux étaient si étirés, si fin, si peu ronds. Moi, ma peau n'était pas noire. On avait plus l'impression que j'étais latino plutôt qu’afro-américaine. J'avais souvent l'impression que j'étais une étrangère sur les photos de familles. J'étais trop claire, mes yeux étaient trop étirés, j'étais trop différente.

Ils me charriaient toujours gentiment là dessus. Parce que c'était drôle, d'avoir la toute dernière un peu différente de tout les autres, ça divertissait, ça animait les conversations, mais heureusement, c'était toujours pas amour. Mais parfois il y avait des blocages. Les chamailleries s'arrêtaient souvent bien vite lorsqu'on en venait à ma couleur de peau ou mes yeux de chats perturbants et envoûtants, nos parents intervenant alors pour leur dire de me laisser tranquille, et qu'un jour je leur ferais payer en centuple s'ils continuaient, et chacun repartait dans son coin comme si jamais on n'en avait parlé. Et moi je restais seule, les effusions autour de moi commençant peu à peu à me manquer alors que le silence prenait sa place de roi.

Ce devait être à l'école que c'était le pire. Les enfants étaient cruels, et éprouvaient toujours le besoin de mettre tout le monde dans des cases : « la blonde aux yeux bleus », « l'asiatique », « le noir ». Mais ils ne savaient que faire de moi. Les groupes se créaient, la plupart du temps sans même qu'ils ne s'en rendent compte, de façon ethnique. Les noirs restaient entre eux, les blancs entre eux, et moi à part. Car je n'étais pas assez blanche, je n'étais pas assez noire, mes yeux étaient trop en amande, trop penchés. Ils m'avaient placé chez les latino, mais mes cheveux étaient trop bouclés, trop sec, ma peau n'était pas de la même couleur, mes yeux étaient différents. Il m'avait placé à côté des noirs, ceux qui étaient pourtant les miens, mais j'étais si différente... comme avec mes frères et sœurs.

Je n'avais jamais cessé de me questionner la dessus. Pourquoi était-ce seulement moi ? Aucun d'autre de ma famille n'avait un seul des traits de mon visage. J'avais passé des journées entières au soleil, j'avais passé des soirées à me maquiller pour faire tomber mes yeux, mais rien n'avait marché. Je n'avais jamais réussis à obtenir la même couleur de peau que la plus claire de mes sœurs, et mes yeux étaient définitivement resté ses amandes que je détestais. Et c'était lassant, et c'était perturbant, et j'étais fatiguée de chercher, de comprendre. Je n'étais pas une personne obstinée. Quand je n'arrivais pas quelque chose, je finissais toujours par abandonner, je n'avais jamais aimé me forcer.

Je n'étais pas une flemmarde, au contraire, j'étais une personne active et réactive, toujours prête à sortir, faire la folle, mais je connaissais trop bien mes limites, et je n'aimais jamais les dépasser. J'ai un esprit de contradiction, m'as-t-on dit. J'aime dire oui au gens alors que je pense non, et l'inverse est vrai. C'est tellement amusant de voir les gens s'empêtrer dans leurs malheurs et dans leur petits problèmes. On m'a nommé sadique, mais je ne le pense pas. Je suis juste une personne qui sait profiter de toutes sortes d'amusement, peu importe l'origine. Je ne suis pas une personne qui se prends la tête (c'est d'ailleurs pour ça que j'abandonne bien vite), et il est donc difficile de ne pas être amis avec moi.

Le soucis avec cela est que bien que je ne me prends pas la tête, il ne faut pas venir me chercher. J'ai le sang trop chaud, je suis une personne d'action, et si on ose me titiller un peu trop, il vaut mieux courir vite. Apparemment, je serais violente, mais je ne vois pas d'où on me peut me juger ainsi. Une claque, ce n'est pas de la violence, encore moins si la personne le mérite. Un coup de point, suivis d'un coup de pieds dans le ventre pour finir par cracher sur la personne, ça, c'est de la violence, et merci les grands frères d'apprendre aux petites et aux grandes sœurs des choses si utiles.

C'est à cause de ce sang chaud et d'un manque cruel de patience et de sommeil qu'il m'est arrivé le plus gros problème de ma vie : la confrontation avec ma mère. J'étais différente, ce n'était pas possible de le nier. Mes cheveux, mon visage, ma peau, rien n'indiquait que j'étais la petite dernière de la famille. Moi qui avait d'abord pensé à une adoption fut bien surprise lorsque j'appris que je n'étais pas le fruit de l'union de mes parents, mais de l'union de ma mère avec un parfait inconnu. Ma mère pensait pouvoir le cacher éternellement, mais mon père l'apprit rapidement (il fallait être idiot aussi, pour ne pas le voir) et je fus la dernière à être mis au courant.

Et dans un accès de rage, de rage contre ma mère, de rage contre mes frères, de rage contre mes sœurs, de rage contre père qui ne m'avaient rien dit, de rage contre cet inconnu qui auraient pu se trouver une femme non mariée s'il tenait tant à copuler, de rage contre tout ces enfants qui m'avaient fait souffrir avec leur remarques irréfléchie, de rage contre tout ces gens qui avaient tant voulu me classer alors que j'étais l'inclassable, je partis. J'avais fais mes valises, et j'emportais avec moi bien plus de la moitié de tout l'argent que ma famille avait gagné. J'avais 19 ans, et ils ne pouvaient pas m'en empêcher. Je partis le plus loin possible, et ce fut ici que j’atterris. Bravo.